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Ecouter Mario Lanza

Leoncavallo : VESTI LA GIUBBA
Dicitencello Vuie
Verdi: OTELLO "Dio mi potevi"
Na sera e maggio
Serenade de Romberg
Leoncavallo: LA BOHEME
Giordano: ANDREA CHENIER














La prédiction de Tibbett


Lawrence Tibbett, légendaire baryton basse du Metropolitan de New York, mort en 1960, et dont la voix de velours triste s’écoulait comme un flot mélancolique (il faut l’entendre chanter Wagner ou les Gospels, ou l’air de Valentin, du Faust de Gounod – « Avant de quitter ces lieux » « Sol natal de mes aieux  » « O toi Seigneur et Roi des cieux » – …) avait prédit, à la mort de Lanza: « Dans cinquante ans, le monde découvrira quel grand artiste il était « .

Le 7 octobre 1959, Mario Lanza, grand ténor et acteur américain s’éteignait brusquement à la clinique Valle Giulia à Rome, d’où il s’apprêtait à sortir après une cure d’amaigrissement.

Une phlébite persistante (une photo le montre, jambe surélevée et bandée), et l’usure prématurée d’une vie d’excès avaient eu raison de cet homme excessif de seulement 38 ans, qui laissait quatre enfants et une femme fragile qui lui survivrait 5 mois.

Evanouis pour toujours, les rêves de cette immense star de remonter sur la scène d’un opéra, ce qu’il n’avait fait qu’une seule fois dans sa vie, à l’âge de 27 ans, à La Nouvelle Orléans, où il interprétait Pinkerton dans Madame Butterfly, de Puccini; évanouies dans le regret et dans la tristesse les offres des plus grandes scènes d’opéra d’Italie de faire l’ouverture de leur saison 1960, Scala de Milan, Teatro San Carlo de Naples, Opéra de Rome…

Le cinéma, après son rôle de Pinkerton, l’avait découvert lors d’un concert historique au Hollywood Bowl, sous la direction d’Eugene Ormandy, et allait se l’approprier, dans tous les sens du terme, à l’époque où les artistes de cinéma, et même les plus grands, étaient les esclaves plus ou moins dorés des grands studios, des « majors », qui étaient leurs employeurs exigeants et rigoureux.

Et précisément, la MGM, allait faire de lui une célébrité mondiale, mais à quel prix !

Un contrat de fer (scénarii imposés, dialogues imposés, airs imposés) dont il allait, sans arrêt, tenter de desserrer l’étau, en négociant, rompant, revenant, menaçant, se débattant, pour contester des scripts insuffisants ou mièvres et, parfois, arriver à obtenir plus d’opéra, plus de beaux textes et les meilleurs partenaires.

C’est ainsi que pour Le Grand Caruso, film quasi légendaire, il obtint, avec l’aide de son producteur Joe Pasternak, et contre le Studio, l’assistance déterminante de Peter Herman Adler à la direction musicale. Celui-ci allait exiger les grandes voix du « Met » comme partenaires, les Jarmila Novotna, Dorothy Kirsten, Giuseppe Valdengo, Nicola Moscona etc…

Les dizaines de concerts que Mario Lanza donnait à guichets fermés et qu’il s’était réservés par contrat, encore dans l’illusion de pouvoir concilier cinéma et scène d’opéra, lui procuraient le contact direct et le frisson de la communion avec le public. Mais l’opéra, qui ne cessait de lui tendre les bras, ne viendrait pas, sans doute parce que lui-même ne venait pas à l’opéra, malgré les offres pressantes des grandes maisons d’ Amérique et d’ Europe, et les sollicitations des grands « patrons », tels que Victor de Sabata.

C’est pourquoi, on ne trouvera jamais, malgré toutes les oeuvres sues par cœur, l’enregistrement d’un opéra complet par Mario Lanza.

Lui, que les grands d’avant son temps- les Schipa, Pinza, Martinelli, …- , de son temps et du nôtre, les Tucker, Peerce, Bjoerling, Corelli, Bergonzi, Di Stefano, Carreras, Pavarotti, Domingo, Leech, Callas, Albanese, Tebaldi, Moffo etc…– admiraient et venaient écouter en concert et récital ou voir entre les scènes de tournage (Ezio Pinza, Renata Tebaldi, Giovanni Martinelli etc…), ne pouvait pas, ne voulait pas, inconsciemment, arracher au cinéma le temps de répéter avec des partenaires d’Opéra disponibles entre ses tournages prioritaires.

Et, il faut le dire aussi, il aurait fallu qu’il accepte de percevoir cent fois moins d’argent à l’opéra qu’au cinéma, ce qui n’était pas facile pour un homme qui s’était vite habitué à gagner beaucoup et à dépenser encore plus, après les prélèvements d’agents auxquels, sans expérience des affaires et de l’argent, il avait consenti des conditions abusivement défavorables pour lui…et qui entretenait de ses largesses famille, parents, amis et… profiteurs.

En tous cas, s’il se plaignait de Hollywood, celui-ci le lui rendait bien, et finit par se lasser de ses révoltes permanentes, de ses absences protestataires qui bloquaient les tournages et menaient à la rupture. Celle-ci fut consommée dans des conditions catastrophiques pour lui avec la MGM, résiliation du contrat, procès perdu à propos du film The Student Prince, où il enregistra la partie chantée mais fut remplacé à l’écran par l’acteur anglais Edmund Purdom, qui mima le chant sur la voix de Lanza.

Le film ne fut pas un succès, il y manquait, de l’avis même de ses détracteurs, sa présence, son physique, en un mot son charisme et surtout sa vérité.

Mais le pire est que le contrat lui interdisait tout concert en cas de rupture de sa part, et incontestablement celle-ci lui était imputable même s’il était la victime de l’incompréhension de la machine hollywoodienne des années cinquante.

Un chanteur d’opéra qui ne peut plus chanter en public !

L’homme qui avait la plus belle des voix commençait à sombrer : désespoir, boisson, excès alimentaires, prise de poids, dépression, et conscience (il devait le dire plusieurs fois) qu’il ne vieillirait pas…

Le sentiment de finitude commençait à le briser en même temps qu’il le mûrissait, sa voix elle même, dotée de splendides tonalités sombres et inquiétantes (écoutez son Otello avec la grande Licia Albanese (CD « Mario Lanza, Aria and Duets », Albanese qui avait joué sous la baguette de Toscanini, la partenaire de Gigli, de Di Stefano, de Raoul Jobin, de Leonard Warren), sa voix donc, s’assombrit encore comme pour se mettre au diapason de l’humeur de son cœur et de cette gravité nouvelle qui commençait à l’emporter.

Au total, la voix était plus belle que jamais, alors même que l’homme s’enfonçait.

Et comme on croit toujours trouver ailleurs la solution de tourments qui sont en nous, il décida de quitter les Etats-Unis et vint s’installer en Italie, terre de ses parents, avec sa femme et ses quatre enfants : là, pensait-il, il prendrait le temps de la réflexion, étudierait les offres des grands opéras, se remettrait au travail et à l’étude, il renaîtrait, remonterait sur la scène de l’opéra pour chanter avec les autres, lui le maître du concert dans la solitude…

Mais, comme le dit André Chénier, dans l’Opéra de Giordano (dont Lanza a laissé les plus beaux extraits qui soient), « la sfera che camina per ogn’humana sorte » tournait de plus en plus vite et s’acheminait vers le terme: il lui restait deux ans à vivre et il ne reverrait plus ni l’Amerique ni même ses parents.

Il put cependant reprendre les concerts après avoir transigé son litige avec la MGM et organisa une tournée en Europe, en plus de tourner deux films, The Seven Hills of Rome et For the First Time.

Malheureusement, et la perte est immense, aucun de ses concerts ne fut enregistré, pas même le fameux Gala du Royal Variety Club de Londres, soirée caritative en présence de la Reine Elisabeth (une « fan »qui se faisait projeter ses films), où il fut la star incontestée (Judy Garland elle-même venait en second, sans parler même du grand Count Basie, dans l’affiche qui a été conservée au Mario Lanza Institute and Museum de Philadelphie et qui figure sur notre site ).

Grâce au ciel, un concert, au moins, fut enregistré, véritable événement historique musical qui nous donne une idée de l’homme, de son art, de son éclectisme, de sa complicité totale avec le public, de son humour : c’est le fameux concert donné le 16 janvier 1958 à l’Albert Hall de Londres, salle circulaire immense avec des « trous » où le son, piégé, se perd parfois, et où les voix deviennent alors inaudibles, comme cela arriva à rien moins que Dietrich Fischer-Dieskau.

Mais la beauté, l’émotion et la puissance phénoménale de la voix de Lanza – véritable choc pour ceux qui eurent l’occasion de l’entendre chanter en concert ou lors de ses enregistrements – firent de cette soirée un triomphe indescriptible, avec un public qui occupait même la scène derrière le chanteur !

D’abord tendu et grave (attaquant sans un mot de présentation, « Lasciatemi morire ! », « Gia il sole dal Gange », « Pieta, Signore », arias du 18 ème siècle) Mario Lanza finit par se sentir en totale confiance jusqu’à plaisanter avec la salle, conquise, et se permettre, comme en guise de « blague », une inutile fantaisie dans la vocalise finale de « La Donna e mobile ».

Ravi de cette intimité avec les 8000 spectateurs de l’Albert Hall, il demandait, espiègle, à la salle l’autorisation de chanter « pour les gens qui sont derrière moi » (« You may not know it, but these are my relatives ! », « Vous ne le savez peut-être pas, mais ces gens sont de ma famille « , 8000 éclats de rire…).

Cet extraordinaire concert (Mario Lanza, Live From London, RCA-BMG-SONY) impressionna non seulement le public, transporté de vrai bonheur, mais aussi nombre de grands noms de l’opéra accourus pour entendre cette voix unique (la sublime Joan Sutherland, son mari le chef d’orchestre Richard Bonynge, le grand ténor suédois Nicolaï Gedda, etc…).

Voilà. Mais tout cela, c’était il y a cinquante ans.

Or quand on écoute le concert, on est frappé par son caractère actuel, la vie qui s’en dégage, le bonheur quasi palpable du public, on croirait l’enregistrement fait ce matin; plus, fermons les yeux, nous y assistons, la voix est à notre oreille, elle nous parle, nous interpelle, plaisante; elle chante, elle prie (« Pieta , Signore » « Lasciatemi morire ») , elle rit (« Bonjour, ma belle ! », chansonnette de détente – il dit « It’s time to give you a little break » – « A Vucchella », ) dans les intermèdes et dialogues, pleins de drôlerie, humour et gentillesse.

L’artiste, comme toujours, aborde les domaines musicaux les plus divers, avec bonheur et sans préjugés, les « Arie antiche » et l’émotion contenue par les canons formels du 18ème siècle, puis libérée dans l’Opéra du 19ème siècle, puis les mélodies américaines, italiennes, irlandaises, quelques standards américains, l’éclectisme fait homme, sans se forcer, chanter c’est chanter, pourvu que ce soit beau et que l’on fuie le mauvais goût…

Et la gentillesse et la douceur frappantes de sa voix parlée, et toujours cette extraordinaire diction (me revient aussitôt en mémoire son « André Chenier », non chanté à l’Albert Hall, mais pour moi, insurpassé, « Un Di All’azzuro Spazio  » (Voir Aria and Duets, BMG -SONY-RCA), avec des accents de pure poésie, douceur et infinie tendresse, et la clarté totale, exemplaire de sa prononciation ( « d’un poeta, non disprezzate il detto » – « d’un poête, ne méprisez pas la parole »), dans ce final de péroraison qui vient après la tornade de la colère face à la misère du peuple à la veille de la Révolution Française, tornade qui vous laisse comme épuisé d’émotion !

A l’Albert Hall, c’est le récital de la vie, avec une voix d’aujourd’hui, un jeune d’aujourd’hui, mais qui s’exprimerait avec une diction parfaite, et une aisance et un charme ! et un charme !

Mais voilà ! Tout cela, c’était il y a cinquante ans !

Pourquoi, alors, la permanence de cette jeunesse et l’actualité aveuglante de cette voix qui ne veut pas mourir, beauté fraîche et intacte de la vie ?

Mais c’est que Mario Lanza parle de l’essentiel.

Son unique sujet, qu’il chante l’amour, la mort ou le divin, en revient toujours à l’essentiel, notre condition de libellule éphémère face au temps (« Golden Days » « in the sunshine of a happy youth/Golden Days, full of innocence and full of truth », « Jours Dorés, Jours d’Innocence et de Verité », qu’il interprète avec le somptueux baryton Robert Weede, et qui vous pique les yeux et vous pince le coeur à défaillir), le sens de la vie et l’espoir – l’illusion? – de nous perpétuer dans le divin (« I’ll Walk with God« , You’ll Never Walk Alone  » « The Lord’s Prayer« , textes que l’on croirait sortis des Psaumes du Roi David, ou du Requiem Allemand de Brahms) ou de nous survivre à nous mêmes dans notre accomplissement (les anglo-américains utilisent un faux ami, « achievement », au sens de « réalisation », comme si se réaliser c’était aussi s’achever, ce qui est assez décevant pour celui-ci qui aspire à l’éternité par ses oeuvres !).

Là se trouve la réponse à la question de sa mystérieuse survie.

Il s’y ajoute le charme, qui est un don du Ciel. Or quand le charme passe à travers le chant, qui se dit carmen, mot qui a donné charme, il ne fait que revenir à sa source première pour faire jaillir de la même racine verbale et émotionnelle ce que l’on ressent comme …un enchantement.

Mais plus encore et surtout, au delà même de l’art, et par delà la nostalgie qui habite tout homme, la réponse est que la voix de Mario Lanza nous parle de coeur et nous parle au coeur.

Cinquante ans ont passé, et c’est comme si cette voix obsédante de jeune homme mûr et pur et cette vie coupée court, qui n’ont cessé de cheminer à nos côtés au cours de ce demi-siècle, renaissaient enfin des Jours Dorés de notre enfance (« through memory’s haze« , « à travers la brume de la mémoire », comme dit la chanson Golden Days) et déployaient pour nous leurs ailes fastueuses au Soleil.

Mario Lanza et sa supplique: « Non ti scordar di me » (« Ne m’oublie pas ») !

Prière inutile, comment oublier Mario Lanza ?

La prédiction de Tibbett se réalise !

Marcel AZENCOT